Les matins de Birmingham


Les matins de Birmingham
Vendredi. Dans le bus. Les avants matchs. Ces moments cotonneux où tout semble se mouvoir au ralenti. Les visages fermés, les regards qui se croisent, qui semblent poser des questions silencieuses, les regards vides de ceux qui concluent des pactes avec eux-mêmes, les regards absents de ceux déjà ailleurs, déjà sur le terrain. Les visages souriants qui échangent des blagues, rigolent, parlent de tout et de rien, et se demandent intérieurement pourquoi ils ne sont pas encore « dedans », pourquoi le stress ne fait pas son effet. Je vois les autres, ils me voient. Nous nous connaissons ; la confiance dans les yeux, la reconnaissance, la présence de l’autre rassure. Nous avons déjà marché côte à côte. Les discussions dans le bus, les infos qui s’échangent avec les autres équipes. Nous évoquons les Touwin avec les Steelers 2, ils nous souhaitent bonne chance, intrigués par l’équipe que nous allons jouer, des Allemands. Les discussions naissent et meurent vite ; les regards à nouveau se perdent ailleurs, les esprits retournent au terrain, au match à venir. La concentration, le rêve et l’espoir se mélangent, dans le silence des écouteurs. Comme à chaque tournoi, nos adversaires font deux fois notre taille. Les « bébés Gaillards », un nom qui convient mieux à cette équipe qui n’a rien d’une « 2 », sont déjà partis. Gros morceau d’entrée : ils jouent les Steelers 3. Un tournoi de rugby LGBT+, c’est le retour à l’essence même du rugby, celle-là même qui s’échappe de plus en plus du rugby professionnel. Tout le monde s’aime, littéralement. La cérémonie d’ouverture, hier, était l’occasion des retrouvailles d’une famille qui n’ a de cesse de s’agrandir. Nous cherchons des yeux les têtes connues, les anciens joueurs partis ailleurs, les adversaires déjà affrontés à maintes reprises et les copains qui ont porté notre maillot. Ambiance chaleureuse, ambiance de fête, où tous, toutes, nous sommes simplement heureux d’être ensemble, heureux des promesses du week-end, des copains, des adversaires, de la fête et du rugby, ou plutôt, la fête du rugby. Samedi. Chambre d’hôtel. Trouver le temps d’écrire. 5 minutes sur un genou dans le bus qui mène au terrain, 4 minutes volées au petit dej’, et beaucoup de « en fait, non, pas le temps là. » La temporalité du tournoi a pris ses droits, comme à Ottawa. La vie de groupe, permanente, électrique. Toujours en retard pour le prochain rendez-vous, toujours accompagné, jamais seul. Pendant quatre jours, l’euphorie des camarades, d’un groupe – être entouré, tout le temps – et du but commun qui efface tous les doutes, toutes les autres questions, qui n’ont plus voix au chapitre, effacées par le manque de temps. Il faut se lever, aller au petit-déj’, se dépêcher pour retrouver son équipement dans le tas d’affaires déjà sales, ne pas rater le rendez-vous, déjà, rentrer dans son match, le jouer, à peine en sortir qu’on mange, partir supporter les copains, déjà s’en aller, rentrer dans un autre match, sans ressasser l’en avant du matin ou revivre la percée, l’essai, rejouer, ajouter d’autres souvenirs de terrain, rentrer, attendre son tour à la douche, descendre dans le hall car épuisé, face à 20 minutes libres avant le prochain rendez-vous, on tourne en rond dans la chambre, trouver des copains au bar, boire un coup, Murphy, ca y est, le groupe à nouveau, le diner, un verre, rentrer, merde, déjà plus que six heures de sommeil, vite dormir. Certains font de bons matchs, d’autres moins, certains se distinguent en soirée, d’autres dorment, mais tout le monde est porté, emporté, soulevé du sol comme par un maul inarrêtable, celui formé par nos trois équipes, nos supporters, nos copains et ceux qu’on rencontre sur place. Il nous laissera, pleins de souvenirs et un peu tristes, d’une manière brutale, d’ici peu. Mais ce qu’il reste à vivre n’a pas de prix. Dimanche matin. Chambre d’hôtel. Matin de finale. Ce n’est pas la première fois que je me réveille avec ces mots en tête. Ces mots parfois obsédants. Ces matins, les finales qui ont suivi, défilent devant mes yeux. Le matin de la finale…tout est à faire, tout est encore ouvert, possible. Tout est à prendre. Parfois, je les voudrais éternels, ces moments excitants où on ne sait pas encore, où la pièce n’est pas encore jouée. Ce matin s’ajoute aux autres, une poignée à peine. Il passe à toute allure, et de tous, restera comme celui où j’aurai été le moins stressé. Je suis trop fatigué, pour être stressé. Tout le corps fait mal, tout le corps est fatigué, et ne semble demander qu’une chose : ne plus bouger. L’esprit est au diapason, et après 7h de sommeil, je suis toujours dans la brume. C’est maintenant, au troisième jour du tournoi, que les automatismes, l’expérience et les réflexes communs vont parler, quand les exploits individuels des corps éreintés devraient se faire plus rares. Tout est au bout ; les visages sont bouffis au réveil, les voix cassées ou rauques. Les uniformes sont boueux, les maillots et les shorts éparpillés de par les chambres, ici pendant à la fenêtre, tentative illusoire dans le crachin local, ici séchant sur un radiateur lancé au maximum, ici gouttant dans la salle de bains qui sent le terrain mouillé. Tout est prêt pour le paroxysme, aujourd’hui, les derniers matchs, les derniers efforts et les derniers combats, la soirée d’adieu ; tout est sorti, tout a été utilisé ou le sera, avant d’être replié, à la va vite, demain, le corps las, l’esprit embrumé et, j’en suis déjà certain, le cœur plein et pourtant si léger. Lundi matin. Dans le train. Matin de victoire. Ceux-là, j’en ai connu un peu moins. Tout est compliqué, mais tout est simple. Les excès de la nuit, quels qu’ils aient été, s’ajoutent à la fatigue des corps, aux douleurs physiques, au manque de sommeil. Ranger trois jours de vie à toute allure, pousser des chaussettes boueuses et des maillots trempés au fond des sacs, faire de la place pour les trophées et autres souvenirs ramassés en route. Chercher en vain son cerveau. Ne pas chercher ses amis, toujours là, et ainsi, tout ce qui devrait être compliqué, devient simple. Le sourire est l’unique langage de la journée, les câlins en guise de ponctuation. Les regards disent sans un mot car les voix ne peuvent plus, ce que les cœurs pensent, le bonheur de se retrouver, encore, nous qui nous sommes quittés quatre, cinq heures auparavant. Les regards disent ce que les cœurs débordent, l’amour présent du groupe, et de tous ceux et celles qui le forment. Raphaël Tillet - @raphael_tllt